CHAPITRE
VII
STALLES
II
DESCRIPTION.
Généralités
Les
stalles, disposées sur deux rangées, stalles
hautes et stalles basses. occupent, des deux côtés
du chœur, les travées 17-19 a, I9-21 a, 18-20
a, 20-22 a, et un peu plus de la moitié des travées
21-23 a et 22-24 a. En avant, face au sanctuaire, elles se
retournent à droite et à gauche de l'entrée
principale du chœur. br> Avant les travaux du XVIII°
siècle, il y avait en tout cent vingt stalles soixante-six
hautes et cinquante-quatre basses. Depuis la suppression de
huit stalles quatre hautes et quatre basses) pour élargir
l'entrée du chœur, et des deux dernières
stalles basses du côté du sanctuaire (I), il
n'en reste plus que cent dix, soixante-deux hautes et quarante-huit
basses.
|
 |
Derrière les stalles hautes s'élève
un haut dorsal couronné par un dais continu qui les
abrite toutes. On a donné une plus grande importance
aux deux premières stalles de la rangée supérieure
à droite et à gauche de l'entrée principale
du chœur (2), et qui avaient une destination spéciale
(3). Elles sont plus larges : leur dais est distinct et avance
plus que le dais continu qui s'étend au-dessus des
autres, et est surmonté d'une pyramide fort élevée.
Leur ornementation a reçu une plus grande richesse.
|
|
Notes |
(1) Voy. ci-dessus, t. II, p. 154.
(2) Stalles 1 et 56.
(3) Voy. ci-dessus, t. II, p. 155. |
p 157 |
Les deux dernières hautes stalles vers le sanctuaire
(1) n'ont pas de dais spéciaux, mais sont surmontées
de pyramides moins importantes que celles qui couronnent les deux
maîtresses stalles 1 et 56.
Les
stalles basses sont élevées d'une marche au-dessus
du dallage du chœur, et les stalles hautes, de trois. Il y
a entre les deux rangées de stalles un espace large de plus
de 8o centimètres, qui rend la circulation extrêmement
facile.
A tous
les points de vue, les stalles de la cathédrale d'Amiens
sont une oeuvre de menuiserie absolument prodigieuse. Elles sont
aussi remarquables « par la variété des
détails, l'extrême élégance de la composition,
le nombre prodigieux des figures, que par la délicatesse
achevée du travail et la perfection des assemblages dont
pas un ne s'est démenti » (2). C'est aussi bien
un chef-d’œuvre de menuiserie que de sculpture sur bois.
Il est
impossible de rendre compte de tous leurs ingénieux assemblages.
Malgré la complication extrême de l'ornementation,
ils sont généralement assez simples mais toujours
logiques et d'une précision qui confond les hommes du métier.
Il y a lieu de remarquer principalement l'habileté avec laquelle
les différentes pièces sont contreprofilées.
Il a fallu que certaines aient été sculptées
avant l'assemblage, d'autres après. Les assemblages à
joints vifs sont absolument invisibles, et le fil du. bois est seul
pour révéler leur présence. On est surpris
que des panneaux qui ont parfois de sept à huit centimètres
d'épaisseur, comme par exemple ceux des rampes qui accompagnent
les passages à travers les stalles basses, aient pu être
dressés au point d'adhérer exactement d'un bout à
l'autre. Ces panneaux semblent tout d'une pièce, et il faut
les examiner minutieusement pour apercevoir les joints, et encore
les perd-on souvent de vue.
Une
des grandes habiletés des menuisiers a été
en effet de dissimuler ces joints, souvent dans de profondes moulures,
d'autres fois dans l'ingénieux arrangement des sujets sculptés.
Ainsi les panneaux à jour des jouées des quatre hautes
stalles extrêmes (A, F, G, L, fig. 194) (3), sont composés
de deux et même de trois pièces sculptées à
part et appliquées ensuite l'une sur l'autre. On ne comprend
pas comment les menuisiers ont pu obtenir des enchevêtrements
de lignes si compliqués dans des pièces distinctes,
pour que tout tombe exactement à sa place sans aucune déviation,
sans aucun gauchissement. Il faut admirer surtout l'exécution,
la combinaison et l'assemblage des hautes pyramides qui surmontent
les deux maîtresses stalles 1 et 56. Ce sont des merveilles
de menuiserie : elles sont uniques.
Tout
est naturellement exécuté en plein bois, souvent avec
une saillie énorme : les parties planes sont d'une égalité,
les moulures d'une netteté et d'une précision admirables.
Bien entendu, les moulures sont toutes faites au ciseau et à
la gouge : certaines moulures creuses ont des profils presque impossibles
à exécuter de nos jours.
Pour
ne pas entrer dans des détails qui nous mèneraient
beaucoup trop loin, nous ne pouvons que donner une idée de
leur structure générale. Elle est et somme-assez simple.
|
Notes |
(1) Stalles 31 et 86.
(2) BONNAFFE, Le meuble en France au XVI° s., p. 40.
(3) Cette figure 194 qui représente le plan général
des stalles nous servira de référence dans toute la
description de celles-ci. C'est à elle que renverront les numéros
et les lettres de notre texte, à moins d'indication contraire. |
p 158 |
Soit (fig. 195) la coupe sur le milieu d'une
stalle haute et d'une stalle basse. De distance en distance,
environ tous les deux mètres, on a établi par
terre, un peu plus bas que le dallage du chœur, les solives
AA’. Sur les extrémités A’ de ces
solives, on a assemblé à tenons et mortaises
les pièces de bois C, épaisses d'environ 15
centimètres, destinées à supporter tout
le haut dorsal des stalles. |
Par en haut, ces pièces de bois sont assemblées
de même à la pièce horizontale D, d'où
partent les accoudoirs. Dans une encoche pratiquée
dans la pièce C, vient s'emboîter la pièce
longitudinale E, qui est également d'une très
forte épaisseur (15 centimètres). Cette énorme
pièce forme le fond de chaque stalle sous la miséricorde,
et on lui a donné extérieurement l'aspect d'un
simple feuillet embrevé dans un bâtis. De semblables
pièces F, emboîtées dans les solives AA’,
remplissent le même rôle pour les stalles basses.
Des solives GG’ correspondant à toutes les parcloses
des stalles hautes et assemblées à tenons et
mortaises à la partie inférieure des pièces
E et à la partie supérieure des pièces
F, sont destinées à supporter le plancher des
stalles hautes. Celles qui se trouvent au-dessus des solives
AA’ sont soulagées par des potelets 1. |
 |
Les parcloses B des stalles hautes s'élèvent
au droit de ces solives GG’, dans lesquelles elles sont
assemblées. Elles sont entaillées pour laisser
filer les grosses pièces E.
Comme
les parcloses des stalles basses ne sont pas sur le même
prolongement que celles des stalles hautes, leur plancher
a été établi sur un système de
soliveaux JJ’ correspondant à chaque parclose
des stalles basses et assemblées à tenons et
mortaises d'une part aux grosses pièces F, et de l'autre
aux pièces longitudinales M qui ferment l'élévation
du plancher des stalles basses au-dessus du dallage du chœur.
Les parcloses H des stalles basses sont placées de
la même manière que celles des stalles hautes,
au droit des soliveaux JJ', en emboîtant les pièces
F. |
|
p159 |
De grosses pièces horizontales K, analogues
aux pièces D des stalles hautes, et d'où partent
les museaux des accoudoirs des stalles basses, sont assemblées
aux rampes placées aux extrémités des
stalles basses et dans les passages à travers celles-ci.
Elles sont soulagées de distance en distance par de
petites colonnes polygonales N.
Aux
stalles hautes, comme aux stalles basses, les dossiers sont
formés de minces feuillets embrevés par en haut
dans les pièces horizontales D et K, et par en bas
dans les pièces E, F.
De petits goussets a, a' adoucissent les angles sous les départs
des museaux. Les sellettes O, O' exécutent leur révolution
au moyen de charnières attachées à la
partie supérieure des madriers E et F. Lorsqu'elles
sont relevées (O), elles s'appuient au dossier des
stalles; lorsqu'elles sont abaissées (O'), elles sont
retenues par des moulures horizontales b b' ménagées
dans les parcloses. |
Le
long de la grosse pièce horizontale D règne
la traverse L qui est légèrement en feuillure
dans celle-ci, et qui file tout le long de la rangée
des stalles hautes. Vis-à-vis chacune des parcloses
s'élève le poteau P P' qui est entaillé
à sa partie inférieure pour enfourcher la traverse
L. La traverse supérieure Q, qui, à chaque stalle,
est assemblée à tenons et mortaises dans les
montants PP', forme avec la traverse L et les montants PP'
un bâtis dans lequel les panneaux RR' sont assemblés.
Ce système de panneaux, qui constitue le haut dorsal
des stalles, est maintenu par derrière par un robage
de planches clouées horizontalement. |
 |
La
devanture des dais se compose d'une série de montants
en pendentifs SS' correspondant aux montants PP'. Chacun de
ces montants SS' est doublé jusqu'à une certaine
hauteur d'un potelet dd'. Ces montants sont réunis
dans le sens longitudinal par les traverses T, U (fig. 196)
qui sont assemblées dans chacun d'eux à tenons
et mortaises. Des pièces horizontales V réunissent
les montants SS' aux montants PP' et sont soulagées
par les pièces courbes W formant consoles. Au-dessus
de chaque stalle, les pièces diagonales X maintiennent
l'écartement. Un plancher est posé sur les traverses
V (1). De
deux en deux, les montants PP' sont prolongés d'environ
80 centimètres, et sont réunis à leur
partie supérieure P' aux montants SS' par les traverses
Y qui maintiennent la devanture des dais dans un plan vertical.
Par
la suite, on a complété et renforcé ce
système de suspension des dais au moyen de barres de
fer rattachées à une poutre Z (fig. 195) que
l'on a fait courir sur le mur de fond des clôtures extérieures
en pierre. |
|
Notes |
(1) La fig. 196 suppose ce plancher
enlevé. |
p 160 |
L'assemblage des museaux c, c' avec les pièces
horizontales D, K et les parcloses B. H, est à la fois
très simple, très ingénieux et d'une
solidité parfaite, sans le secours de chevilles ni
de colle. Soit (fig. 197) V, la coupe sur une des parcloses,
le museau supposé enlevé, X, le plan supérieur
du museau assemblé à la grande pièce
horizontale, Y, sa coupe transversale sur la ligne C C’,
et Z, sa coupe longitudinale sur la ligne E E’. |
Les profils B, B' des accoudoirs sont amorcés sur
la grande pièce horizontale D, la place du museau étant
ménagée entre, deux amorces. D'une part, celui-ci
tient à la parclose dont la trace est en A, par la
queue d'aronde F qui s'engage dans la rainure F'. D'autre
part, le tenon G, qui est fort long, vient pénétrer
dans la mortaise G'. A la partie supérieure du museau,
on a laissé la languette H, qui vient s'engager en
biseau à recouvrement dans une entaille ménagée
à la partie supérieure de la grande pièce
D, donnant avec celle-ci un joint visible qui a la forme de
la ligne brisée courbe K L E L' K'.
A
chaque miséricorde est sculpté un sujet à
personnages emprunté à la Bible ;
|
 |
les parcloses sont garnies d'appuie-mains formés
chacun d'une figurine de fantaisie. Le long de la traverse
L (fig. 195) court un ruban enroulé d'un très
bel effet. La partie visible des montants PP' est formée
d'une série de moulures prismatiques servant de supports
aux retombées des petites voûtes qui forment
le ciel des dais. Les panneaux RR' simulent une arcature flamboyante
dont le fond est semé de fleurs de lis en relief (1).
A leur partie inférieure règne une ravissante
frise de feuillage dont le dessin varie à chaque panneau.
Le
ciel des dais se compose d'une suite de petites voûtes
sur croisées d'ogives. Sur les ogives, qui ont une
forme ondulée, viennent s'appliquer les remplissages
formées de petites planchettes assez semblables à
des douves de tonneaux. Les clefs de ces petites voûtes
sont fixées aux rencontres des pièces diagonales
X (fig. 196). |
|
Notes |
(1) Nous avons vu (tome II, p. 156)
comment ces fleurs de lis avaient été enlevées
pendant la Révolution, puis rétablies, enfin supprimées
de nouveau. |
p 161 |
A
la partie antérieure, chaque dais s'ouvre entre les montants
SS' (fig. 196) par un arc polylobé surmonté d'une haute
accolade qui se profile sur un système d'ornements flamboyants
à jour terminés en dentelle à leur partie supérieure.
Les montants SS' sont amortis en forme de clochetons, et terminés
par en bas-par les doubles pendentifs e e' (fig. 195) qui sont d'une
seule pièce rapportée.
En A,
F, G, L (fig. 194), la série des stalles hautes est terminée
par des jouées qui, partant du sol, vont rejoindre les dais
dont elles forment comme les points d'appui principaux. Elles se composent
de deux montants réunis par, des traverses dans lesquels des
panneaux sont embrevés, le tout entièrement sculpté,
à plein dans la partie inférieure jusqu'à la
hauteur de la pièce horizontale D (fig. 195) et à jour,
à la partie supérieure.
En C,
D, I, J (fig. 194), les stalles basses sont interrompues par des passages
donnant accès aux stalles hautes. Ces passages sont accompagnés;
de rampes qui marquent l'arrêt des stalles. Des rampes analogues
existent aux extrémités des rangées de stalles
basses, en B, E, H, K. Ces rampes sont formés de panneaux sculptés
de sujets à personnages en bas-relief, embrevés dans
un bâtis, dont la traverse supérieure a une forme ondulée.
De petits groupes de personnages sont sculptés aux extrémités
supérieures des montants et le long de la traverse supérieure,
suivant un même galbe général.
Le flamboyant
des stalles d'Amiens n'a ni la réserve un peu banale qu'a souvent
le flamboyant français ni la sèche précision
du flamand, ni l'extravagance du germanique. Beaucoup de courbes et
contrecourbes, qui ne sont pas toutes des portions de cercles, semblent
tracés à main levée, sans le secours du compas
(1), d'où il résulte une grande aisance. Il est d'une
extrême richesse. D'incomparables motifs d'ornementation végétale
sont répandus à profusion le long de tous les principaux
motifs d'architecture. La plante est traitée au naturel avec
une délicatesse, un fouillé invraisemblables, une variété
infinie, une verve endiablée, qui donnent à l'architecture
des allures de plante grimpante.
Bien que
la végétation ne soit pas ornemanisée, et qu'elle
se comporte toujours comme si elle était naturelle, mais arrangée
par un habile fleuriste, la précision botanique est loin d'être
toujours scrupuleusement observée, et certaines plantes sont
absolument de fantaisie. Il ne faut donc pas vouloir à toute
force chercher à établir une botanique de nos stalles
et à nommer toutes les fleurs, tous les enroulements de feuillage
qui y figurent. Souvent les fleurs ou les fruits n'ont pas le feuillage
qui leur convient. Cependant certaines plantes sont bien reconnaissables,
telles la variété de pissenlit dite laitron (2), l'acanthe,
la passiflore, la vigne (3), le lis, le chou frisé, le houblon
(4), un chêne un peu fantaisiste, le lierre, plusieurs variétés
de chardon, l'œillet sauvage, la renoncule, l'ancolie, l'aubépine
(5), l'osier, des espèces de lanières dentelées
qui rappellent certaines plantes marines telles que le varech.
|
Notes |
(1) Nous avons déjà constaté
que c'était le même flamboyant que celui du couronnement
des clôtures des chapelles XI et XII (travées 13 bc,
14 bc). Voy. ci-dessus, t. II, p. 137. - On peut en rapprocher également
plusieurs cadres du Puy et les jolis dais en bois sculpté provenant
de mais de procession, qui se trouvent au musée d'Amiens. Le
grand portail de l'église Saint-Germain d'Amiens appartient
aussi à la même famille.
(2) En picard, lancheron.
(3) C'est une des plantes rendues avec le plus d'exactitude.
(4) Id.
(5) Le long des moulures étroites, il y a souvent des branches
d'épine gai serpentent dépouillées de leur feuillage. |
p 162 |
Les pl. LXXXVI et LXXXIX peuvent donner une idée
de la délicatesse de l'ornementation végétale
et de la manière dont elle se marie à l'architecture.
Nous devons une mention particulière à la ravissante
guirlande qui court au bas des panneaux du dorsal des stalles hautes,
et dont le dessin varie à chaque stalle (pl. LXI à LXV,
LXIX à LXXIII), ainsi qu'aux pendentifs feuillus qui alternent
avec des pendentifs à personnages le long du dais des stalles
hautes, et dans lesquels les bouquets de feuillages sont si habilement
et si délicatement chiffonnés (pl. LXXXVI à XCI).
Parfois de petits personnages, des animaux réels ou fantastiques
viennent se mêler à l'ornementation végétale,
à laquelle ils contribuent à donner de la vie. Un des
plus remarquables exemples de ce mélangé est le ravissant
petit bout de frise sculpté à l'une des traverses de
la jouée L au niveau des accoudoirs dès stalles hautes
(fig. 198). C'est un arrangement absolument exquis, à faire
envie à nos bijoutiers d'art nouveau.
On peut dire que l'ornementation végétale de nos stalles
est le point d'arrivée de, l'ornement gothique parti de la
plante ornemanisée du XII° siècle pour se rapprocher
de plus en plus de l'imitation de la nature. On ne peut rien voir
de plus délicieusement échevelé. A côté
de cette exubérante et capricieuse fantaisie, l'ornementation
Renaissance est venue s'implanter avec son allure solennelle, et cela
à des places déterminées, toujours les mêmes,
partant d'une façon parfaitement voulue et réfléchie.
Nous en ferons une étude particulière.
Le mélange des deux styles est encore plus grand dans les accessoires
des scènes figurées : là, les édifices
et les meubles de style gothique sont juxtaposés aux meubles
et aux édifices de la Renaissance, à peu près
dans une égale proportion. Nous avons vu (1) qu'il n'en est
pas de même pour la statuaire : elle est pour ainsi dire encore
exclusivement gothique. |
Notes |
(1) voy. ci-dessus, t. II, P. 91. |
p 163 |
Cette
richesse extrême ne nuit en rien à la clarté.
Au milieu dés contorsions capricieuses d'un style flamboyant
poussé à ses dernières limites, au milieu de
cette luxuriante végétation, les lignes principales
qui marquent la structure du meuble sont suffisamment accusées
: l'échelle générale est toujours scrupuleusement
observée (1). Il en résulte une clarté, une grâce,
une harmonie que l'on ne rencontre pas toujours dans les monuments
du même, genre. On dirait que nos stalles ont gardé quelque
chose de ce qui est une des qualités maîtresses de l'architecture
même de notre cathédrale.
Notons
une légère nuance entre le côté nord et
le côté sud : le dessin de la grande arcature qui orne
les panneaux du dorsal des stalles hautes diffère d'un côté
à l'autre : le ruban qui court le long de la traverse L (fig.
195) n'est pas non plus le même des deux côtés
(2). Du côté nord les accoudoirs sont souvent ornés
de banderoles avec inscriptions : il n'y a pas une seule inscription
du côté sud. Du côté nord, les gaines de
bois dont on a entouré les colonnes antérieures des
principaux piliers de l'église, qui passent à travers
les stalles, sont encore de pur style gothique; du côté
sud, elles sont en style de la Renaissance et mal raccordées.
Mais ce sont des nuances de peu de valeur.
Dans l'imagerie
des stalles, on peut distinguer cinq séries différentes.
La première, qui s'étend sur la partie haute des jouées
des deux maîtresses stalles 1 et 56, sur les parcloses qui séparent
ces deux stalles de leurs voisines, dans les petits groupes qui décorent
la partie supérieure de toutes les rampes des passages à
travers les stalles basses et enfin sur toutes les miséricordes
(3), est consacrée à l'histoire de l'Ancien Testament,
de la Création du monde à David, plus l'histoire de
Job. Le choix des sujets ne parait pas avoir été fait
avec une méthode bien rigoureuse : certains, comme par exemple
l'histoire de Joseph, ont été donnés avec un
luxe de détails qui suivent parfois la Bible verset par verset,
d'autres sont à peine indiqués, d'autres enfin, et non
des moins connus, sont passés sous silence (4).
Dans une
deuxième série, formée des bas-reliefs qui garnissent
la partie inférieure des jouées des maîtresses
stalles 1 et 56 et le dossier de ces mêmes stalles, des bas-reliefs
qui garnissent les jouées extrêmes des stalles hautes
vers le sanctuaire en F et L, et de ceux qui sont sculptés
sur les rampes des |
Notes |
(1) Nos artistes ont évité
avec raison de placer dans les panneaux du dorsal des stalles hautes
de ces grandes figures qui font beaucoup d'effet dans d'autres stalles,
comme celle d'Auch par exemple mais qui détonnent absolument
avec ce qui les entoure. Le semis de fleurs de lis qu'ils avaient
mis à la place, mais qui malheureusement n'existe plus, produisait
une note calme, reposant le regard et faisant valoir la richesse du
reste.
(2) Du côté sud, le ruban est tailladé. Du côté
nord, il ne l'est pas, et il est plus chiffonné.
(3) Il est assez rare de voir des sujets sacrés représentés
sur les miséricordes des stalles. Généralement,
même dans les plus riches et les plus belles, les miséricordes,
comme les appuie-mains des parcloses, ne sont ornées que de
sujets de genre ou de fantaisie.
(4) En général, les sujets sur lesquels on s'est le
plus étendu, sont les plus populaires, les plus dramatiques
et les plus symboliques, ceux qui fournissaient le plus souvent le
thème des mystères. L'histoire de Joseph, notamment,
eut beaucoup de succès à l'époque où les
stalles ont été faites. Elle est aussi développée
avec grands détails dans les vignettes des lettres de Simon
Vostre et d'Antoine Vérard, desquelles les auteurs de nos stalles
n'ont pas été sans s'inspirer. |
p 164 |
passages entre les stalles basses, se déroule
l'histoire de la Vierge Marie de sa Conception à son Couronnement,
empruntée à la légende et au Nouveau Testament
(1).
La troisième
comprend tous les appuie-mains des parcloses entre les stalles. Ce
sont de petits sujets de genre ou de fantaisie laissés au choix
de l'artiste.
A la quatrième
série, appartiennent les pendentifs et les culs-de-lampe qui
reçoivent en avant les retombées des petites voûtes
formant le dais continu au-dessus des stalles hautes. Des bouquets
de feuillages alternent avec des groupes de personnages dont le choix
a aussi été laissé au caprice de l'artiste. L'alternance
est combinée de telle sorte qu'à un pendentif de feuillages
correspond un cul-de-lampe à personnages et réciproquement.
Enfin
une infinité de figurines, religieuses ou profanes, jetées
çà et là à travers l'ornementation des
stalles, constituent une cinquième série.
Il est
peu de stalles où la partie iconographique soit développée
avec autant d'ampleur. Sauf quelques rares exceptions, les sujets
bibliques ou légendaires ne sont pris que dans leur sens littéral,
en suivant l'ordre chronologique. Nous n'aurons donc, en général,
qu'à les décrire purement et simplement, sans leur chercher
d'intentions mystiques ou symboliques.
S'il est
difficile d'admettre qu'un seul artiste ait pu être l'auteur
de toute l'imagerie des stalles, il l'est bien plus encore de rechercher
par des nuances de styles et de manières à discerner
les différentes mains qui ont pu y travailler : On distinguera
peut-être des inégalités, quoique bien faibles,
dans l'exécution, mais l'homogénéité est
telle, aussi bien dans le parti général que dans les
moindres détails, qu'il est plus prudent de s'abstenir de toute
attribution. A travers la merveilleuse sculpture décorative
qui couvre toute l'ossature de la menuiserie, à travers ces
inimitables enroulements de feuillages, se mêlent de petites
figures traitées avec la même perfection et de la même
manière que les sujets historiés des miséricordes
ou des culs-de-lampe. Cette sculpture décorative s'allie à
l'assemblage de la menuiserie de la manière la plus intime
et la plus logique. Nous savons que les huchers sculptaient le bois,
et certains dans la plus grande perfection. Mais on ne saurait dire
où finit le travail du hucher, où commence celui du
tailleur d'images.
II est
intéressant de remarquer que nous avons constaté une
discipline à peu près aussi grande dans l'atelier qui
a exécuté la statuaire du grand portail au XIII°
siècle.
Nous avons
déjà mentionné (2) la parenté évidente
de l'imagerie de nos stalles avec celle de la seconde partie de l'histoire
de saint Firmin (3) et celle des Vendeurs du temple (4), dans les
clôtures. Mêmes proportions, ou à peu près,
dans les personnages, même souplesse dans les mouvements et
dans les draperies, mêmes types de figures, mêmes costumes,
même recherche de l'accessoire et du pittoresque (5). La composition
est toutefois généralement meilleure. Il y a notamment
dans les bas-reliefs si justement célèbres qui composent
l'histoire de la Vierge, quelques petits intérieurs d'un charme
indicible et qui font penser aux peintres flamands primitifs.
|
Notes |
(1) L'histoire de Marie est aussi développée
à peu prés de la même façon dans les vignettes
des Heures de Simon Vostre et d'Antoine Vérard
(2) Voy. ci-dessus, t. II, pp. 94 et 95.
(3) Travée 20-22 a.
(4) Travée 13 b c.
(5) Sur l'identité possible entre Antoine Avernier et Antoine
Anquier, voy. ci-dessus, t. IL p. 149, note 7. |
p 165 |
Dans
tous les sujets, bibliques ou non, tous les accessoires, tous les
costumes (1), tous les types des personnages, toutes leurs habitudes,
tous leurs gestes, sont du temps où les stalles ont été
exécutées, c'est-à-dire du premier quart du XVI°
siècle. Il en résulte une sorte de travestissement,
une bonhomie qui ne détonne pourtant pas avec le texte sacré.
Nos artistes ont même été assez loin dans cette
voie et, en bons Français, en bons Picards, ils ont placé
parfois, même dans les scènes les plus graves le petit
côté comique, « le petit mot pour rire »
Pendant que, Melchisédech offre son solennel et prophétique
sacrifice, Abraham est occupé à faire taire un petit
chien qui aboie; Pharaon est à table, cérémonieusement
servi par le grand échanson, des chiens (2) et des chats lèchent
les assiettes qui gisent à terre; à la mort de la Vierge
plusieurs apôtres, pour mieux voir, ou plutôt pour mieux
être vus, sont montés sur un banc sous lequel trottinent
rats et souris (3).
Copiant
ce qu'ils voyaient autour d'eux, nos artistes nous fournissent donc
une mine inépuisable de renseignements sur les mœurs,
les costumes et les types de leur temps, les types même, car
chaque époque a les siens.
Mais c'est
surtout dans les innombrables sujets de genre répandus dans
les appuie-mains, dans les pendentifs et de tous côtés
dans l'ornementation des stalles, que nos artistes livrés à
eux-mêmes, se sont laissés aller à toute leur
verve à tout leur esprit. C'est merveille comme ils ont su
exprimer la caractéristique de chaque type, trouver la note
juste pour définir un caractère ou une situation, plier
le corps humain dans le galbe commandé par la forme du meuble,
avec les contorsions les plus variées et parfois les plus cocasses,
sans nuire à la correction du dessin, sans cesser d'être
vraisemblables. Et ils ont su le faire non seulement pour les sujets
de genre laissés à leur choix, mais même pour
des sujets bibliques imposés, notamment le long de la traverse
supérieure des rampes des passages à travers les stalles
basses. En disposant habilement les personnages, les uns debout, les
autres assis par terre ou sur des sièges, d'autres couchés,
en composant ingénieusement leurs gestes, en leur donnant des
tailles inégales, mais jamais disproportionnées ils
ont trouvé moyen de faire rentrer dans le galbe uniforme imposé
à toutes ces rampes, des groupes d'une vérité
étonnante, d'une variété infinie, d'un pittoresque
charmant.
Il est
curieux d'observer que les sujets de genre choisis par nos artistes
sont à peu près les mêmes que l'on retrouve dans
les poésies légères du temps, dans les fableaux
surtout, sujets populaires, connus et affectionnés du public.
Les métiers, les ménestrels, les gens d'église,
la mort et les sujets macabres, le vin, la mangeaille, les sots, le
mariage et ses misères, les femmes et leurs défauts,
les mesquines ou chambrières, les nourrices, les méraleresses
ou sages-femmes; les étuves ou établissements de bains,
les grivoiseries souvent grossières et ordurières qui
faisaient le bonheur de nos pères, presque tout cela figure
dans nos stalles.
|
Notes |
(1) Il n'y a guère d'exception
que pour le Christ et les Apôtres.
(2) Dans les stalles aussi bien que dans les clôtures du chœur
les artistes ont aimé à représenter des chiens.
Le chien était très affectionné de nos pères.
(3) A rapprocher la dame endormie au sermon. de saint Sauve, dans
la clôture du chœur (travée 20-22 a). |
|
La
plupart de ces motifs se retrouvent, il est vrai, un peu partout,
mais rarement avec une telle virtuosité, une telle perfection,
un tel esprit d'observation.
Le frottement
des mains et des habits a, malheureusement, émoussé
les appuie-mains, mais cette usure n'a rien enlevé, dans
les lignes générales, de leur crânerie et de
leur expression. Les culs-de-lampe, les pendentifs et les autres
motifs hors de portée sont conservés à l'état
neuf et dans toute la netteté, toute la fleur de leur dernier
coup de gouge. Et qu'il est ferme, nerveux, précis, serré,
sûr de lui (1)!
|
Notes |
(1) Ajoutons pour être complet que
de petites sellettes pour les enfants de chœur étaient
fixées jadis le long du plancher en avant des stalles basses.
Elles n'étaient sans doute pas contemporaines des stalles,
et avaient dû être placées après coup. L'une
d'elles portait gravé au couteau, le nom du compositeur Lesueur
qui fut enfant de chœur de la cathédrale d'Amiens. Elles
ont été supprimées il y a une cinquantaine d'années. |
|
|